Esquisse biographique
Alexandre Vinet, que l’on peut considérer comme le penseur le plus important du protestantisme d’expression française au XIXe siècle, est né à Lausanne le 17 juin 1797. À peine achevées ses études de théologie à l’Académie de cette ville, il alla s’installer à Bâle pour y enseigner le français dans une école de jeunes filles, puis la littérature française dans l’université de la cité rhénane. En 1826, la Société (protestante et parisienne) de la Morale Chrétienne lui assura une large audience en couronnant son Mémoire en faveur de la liberté des cultes qui reste l’un des grands manifestes de cette époque pour la liberté religieuse. Dès 1830, sa collaboration régulière à la revue protestante et parisienne Le Semeur ne tarda pas à asseoir sa réputation de critique littéraire, et ses Discours sur quelques sujets religieux (1831), plusieurs fois réédités et bientôt suivis d’autres publications du même type, le posèrent comme l’un des penseurs religieux avec lesquels il fallait désormais compter.
Bien que consacré au ministère pastoral au début de son séjour bâlois, Vinet n’en vint jamais à l’exercer effectivement dans une paroisse. Cela n’empêcha pas l’Académie de Lausanne de l’appeler en 1837 à occuper sa chaire de théologie pratique. Il s’y est illustré au point de pouvoir être considéré comme l’un des principaux représentants de cette discipline au XIXe siècle, tant dans l’aire francophone qu’ailleurs en Europe et en Amérique du Nord. En 1842, son Essai sur la manifestation des convictions religieuses vint donner un tour plus acéré et plus polémique à son Mémoire de 1826. Il y défendait sans concessions le principe d’une nécessaire et complète séparation de l’Église et de l’État, alors même que l’Église réformée de son canton avait un statut d’Église d’État. Or la révolution radicale qui prévalut dans le canton de Vaud en 1845 voulut précisément mettre les pasteurs au pas de sa politique. Il n’en fallut pas plus pour que la thèse séparatiste de Vinet devienne le programme de nombreux pasteurs et d’une partie des fidèles qui, en 1847, fondèrent une Église libre, indépendante de l’État, et complètement distincte de l’Église nationale. Gravement atteint dans sa santé, Vinet eu tout juste le temps d’assister à la mise en place de cette Église conforme à ses principes, avant de s’éteindre le 4 mai 1847.
L'œuvre et la pensée de Vinet
À part son Essai de 1842, Vinet n’a pas laissé de traité véritablement systématique. Il est bien plutôt un essayiste et un moraliste au meilleur sens de ces deux termes. Penseur exigeant, chrétien fervent et scrupuleux, il s’est efforcé de conjuguer les impératifs de la foi chrétienne et ceux de la liberté, revenant sans cesse sur leur convergence et leur communauté de destinée. En littérature, il prisait avant tout les classiques du siècle de Louis XIV. Avec eux, il pratiquait une discipline de la langue, considérée comme une exigence à la fois morale et spirituelle. Blaise Pascal est, à cet égard, l’auteur qui l’a marqué le plus fortement, et l’on peut considérer Vinet comme le plus pascalien des théologiens protestants. Quant au reste de son œuvre, Vinet se caractérise comme un penseur religieux dont la pensée s’est forgée dans sa fréquentation des œuvres littéraires beaucoup plus qu’à l’école des théologiens, mais au gré d’une réflexion toujours fermement ancrée dans la foi évangélique. Son originalité tient même au fait qu’il a su faire la synthèse, fort rare, de deux exigences souvent difficilement conciliées : d’une part un goût très vif et une attention toujours en éveil pour les productions de la littérature, d’autre part une piété fortement marquée par la sensibilité du Réveil religieux.
Éducateur, Vinet a voulu mettre ses élèves en contact direct avec les meilleurs représentants de la langue et de la pensée. Sa Chrestomathie française (3 vol.) est restée longtemps un modèle de manuel pour l’apprentissage de la langue. Parallèlement, il a insisté sur la nécessité de donner une solide instruction aux femmes et à en souligner l’importance pour la vie de la société dans son ensemble, allant jusqu’à collaborer à l’ouverture à leur intention d’une école qui, à Lausanne, porte encore son nom.
Moraliste, Vinet n’a cessé d’insister sur le fait qu’il ne saurait y avoir de religion sans morale, ni de morale sans religion, non au sens institutionnel de ces termes, mais dans la perspective des responsabilités qui incombent à chaque individu et qui s’étendent à tous les domaines de la vie : cité, vie publique, éducation, famille, église, activités artistiques. Une phrase résume bien son attitude sur ce point : « Je veux l’homme maître de lui-même afin qu’il soit mieux le serviteur de tous ».
Théologien, il était trop scrupuleux pour s’adonner à de déchirantes révisions doctrinales. Au fil des ans, on le voit néanmoins laisser tomber des expressions doctrinales qui, bien que traditionnelles, ne correspondaient plus à ses convictions profondes, par exemple l’idée d’expiation. Et l’on aime citer à cet égard une autre sentence tirée de ses œuvres : « Là où l’erreur n’est pas libre, la vérité ne l’est pas non plus ».
En théologie pratique, c’est-à-dire la partie de la théologie qui s’intéresse avant tout à la pratique du ministère pastoral, Vinet n’a laissé derrière lui que des notes et des manuscrits qui, après sa mort, ont été rassemblés pour en faire des volumes, bientôt considérés comme de véritables manuels. Sa Théologie pastorale et son Homilétique ou théorie de la prédication esquissent les grandes lignes d’un ministère tout entier au service d’un message constitué de « ce qui n’est pas monté naturellement au cœur de l’homme », et qui est par excellence appel à la repentance, au salut et au service. Dans un siècle où les anciens repères religieux institutionnels se mettaient à vaciller, il a mis l’accent sur la nécessité d’une cure d’âme individualisée et tenant compte de la diversité des situations et des tempéraments. Sa vision du pastorat a largement influencé l’exercice de ce ministère dans les Églises protestantes francophones jusque dans la première moitié du XXe siècle.
Son attitude quant aux relations entre Églises et États semble avoir beaucoup contribué à faciliter l’évolution de la situation dans un domaine qui demeure difficile et souvent moins contrasté qu’il ne le postulait dans ses écrits les plus polémiques.
Par ses écrits, Vinet a influencé l’ensemble du protestantisme d’expression française, qu’il soit libéral ou orthodoxe, pendant près d’un siècle. Il a ancré en lui l’idée que le christianisme, fait d’un attachement tout personnel et quasi mystique à la personne et au message de Jésus-Christ, est avant tout un fait de conscience et de pensée. Parmi les théologiens que se sont le plus expressément réclamés de lui, on peut citer Auguste Sabatier et sa critique des régimes d’autorité en matière de foi, Gaston Frommel et son attachement à la notion d’expérience spirituelle, et les premiers représentants de la psychologie de la religion en contexte protestant.