La communauté protestante
Au début de l’année 1914, la communauté protestante comportait 81 000 luthériens et 548 000 réformés, ces derniers réunis au sein de la Fédération protestante de France créée en 1909. Au total, les protestants, qui constituaient 2,6% de la population française au milieu de XIXe, n’en constituent plus que 1,6 % du fait de la perte de l’Alsace Lorraine.
L' « union sacrée »
La déclaration de guerre de l’Allemagne à la France du 3 août 1914 est accueillie avec angoisse, les protestants ont réagi comme l’immense majorité de leurs compatriotes : la détermination et le sens du devoir l’emportent, abolissant les divergences entre les partisans de la fermeté et les pacifistes. Les conflits politiques et religieux qui ont si souvent déchiré le pays sont gommés, le sentiment de légitime défense, voire un désir de revanche contre l’agression de l’Allemagne, est unanime. Protestants et catholiques, qu’ils soient soldats ou aumôniers se rapprochent. Toutes les « familles spirituelles » de France sont réunies. La notion de « protestants dreyfusards » est oubliée, de même que l’insinuation selon laquelle le conflit oppose l’Allemagne protestante de Luther à la France catholique de Jeanne d’Arc est vivement rejetée par le plus grand nombre. L’Angleterre alliée de la France est protestante et l’entrée en guerre en 1917 des États-Unis protestants efface les controverses.
L’énormité du nombre des morts n’entamera pas l’union des Français. L’hécatombe des premiers jours est terrible : 27.000 morts pour la seule journée du 27 août 2014, 383.000 de septembre à novembre ; au total 1.400.000 reconnus comme morts pour la France, sans compter les mutilés, invalides, veuves et orphelins. Des deux côtés, c’est la croyance que la puissance des armes est telle que l’adversaire cèdera devant l’ampleur des pertes. Sur les 500 pasteurs ou missionnaires mobilisés, on note 42 morts, et sur les 150 étudiants en théologie 49 morts.
Raoul Allier, professeur à la Faculté de théologie de Paris écrit, évoquant la figure de son fils Roger, tué le 30 août 1914 : « …on frémit devant le crime qui a été commis contre l’humanité. Et l’on frémit aussi à la pensée de ceux qui devant les hommes et devant Dieu portent la responsabilité de crime commis sous l’invocation de l’Eternel des armées ».
Les Églises pendant la guerre
C’est en effet l’Allemagne qui est tenue responsable du déclenchement de la guerre, car en violant la neutralité de la Belgique, elle a transgressé les traités internationaux qu’elle avait signés. Paul Doumergue, directeur du Christianisme au XXe siècle, écrit juste avant la déclaration de guerre « c’est la certitude claire que la France n’a pas voulu cette guerre, qu’elle a jusqu’à la dernière minute espéré la paix, travaillé à la paix, et que cette agression est injuste et barbare ».
Les pasteurs, dans leurs prédications, font preuve d’un patriotisme indéfectible, légitimant la guerre au nom du droit et de la liberté, participant, de leur plein gré, à une propagande au service de la défense nationale, et à la sauvegarde des plus hautes valeurs de la dignité humaine. Faisant référence à la France de 1789, patrie des Droits de l’Homme, le corps pastoral reste très marqué par l’idéal révolutionnaire, en faisant le lien avec la Réforme calviniste. C’est la vision idéalisée de la France, républicaine, libre, démocratique pacifique, patrie émancipatrice du genre humain. Dans leurs prédications l’idéologie et la mentalité allemande sont attaquées de manière quasi obsessionnelle. L’Allemagne est jugée comme une société soumise à la tyrannie du système impérial, anachronique et féodal, qui met au-dessus de tout la raison d’État, et pour lequel les individus ne sont que des moyens ; la force prime le droit, comme en témoignent les méthodes de guerre allemandes, en particulier les atrocités commises en Belgique contre les civils. C’est surtout le bellicisme et la volonté de puissance de Guillaume II – « Néron moderne » – , de l’état-major et des élites intellectuelles prussiennes qui sont mis en cause. La France ne fait que se défendre contre une attaque jugée injustifiée et H. Monnier va jusqu’à dire « que la cause de la France est, par elle-même sacrée… se confond avec la cause même du règne de Dieu ». Cependant, peu de pasteurs vont aussi loin, la majorité évitant l’exaltation de la guerre.
Les protestants sont révoltés par l’attitude de la plupart des grandes figures du protestantisme allemand qui mettent Dieu et le Christ au service des ambitions de leur Kaiser. L’appel à la paix du pape Benoît XV fut considéré par la plupart des Français comme favorable aux empires centraux.
Lorsque la détérioration du climat politique en 1917 (grandes offensives meurtrières, Chemin des Dames, mutineries, écarts entre les hommes du front et les « profiteurs « de l’arrière » risque de mettre à mal la cohésion nationale, les pasteurs, dans la tradition calviniste, rappellent les devoirs du citoyen envers l’État et « la volonté indéfectible de lutter jusqu’à la Victoire finale, la Sainte Victoire » (G. Boissonnas). En 1917 le Manifeste publié par la Fédération Protestante de France refuse toute idée de paix de compromis, telle que proposée par l’évêque d’Uppsala pour le 400e anniversaire de Luther, cette « paix sans victoire » prônée par le président des États-Unis, Woodrow Wilson.
Cette attitude est bien différente de celle des Allemands, telle qu’on peut les trouver dans les prédications faites en Alsace par des pasteurs d’origine allemande, exposant très bien la vision idéalisée de l’Allemagne vue comme une nation calomniée, à laquelle Dieu a fait des dons éternels -idéalisme et sens du devoir-, identifiant la cause de l’Allemagne à celle d’un dieu dur et fort, exaltant les qualités viriles.
Quelle vision du christianisme ?
Chez les réformés français l’hécatombe, « cette explosion diabolique de la fureur homicide humaine » (W. Monod) remet en cause de nombreuses certitudes. La guerre est-elle légitime alors que l’Évangile nous apprend à aimer nos ennemis ? La théorie du moindre mal est alors invoquée : nous faisons la guerre pour défendre le droit et les faibles, ce qui est conforme à l’Évangile. Ces bouleversements touchent davantage les libéraux que les évangélistes : les libéraux, grands admirateurs des théologiens allemands, doivent abandonner leur optimisme à la vue de cette « danse macabre » et se poser la question de l’alignement des libéraux allemands à la politique de leurs gouvernements.
Dans les prédications des pasteurs, on perçoit la tristesse provenant de questions sans réponse sur le rôle des hommes et de Dieu dans le déclenchement de cette guerre qui dure, sur les prières adressées au même Dieu mais en sens opposé, sur l’horreur de tuer son semblable. Pour les fidèles, quel est le sens de ces sacrifices, quel est le rôle de Dieu dans la guerre, et même pourquoi le Saint Esprit n’éclaire-t-il pas le Kaiser ? Le silence de Dieu est insupportable. Comme chez les catholiques, certains s’interrogent : la guerre est-elle un jugement de Dieu, « le juste châtiment du Père céleste » (pasteur J. Pfender) contre le péché des hommes ?
Lorsque des peuples qui se réclament du christianisme se combattent avec une telle violence, beaucoup se demandent, dans une vision pessimiste, si la guerre ne révèle pas un christianisme « nationalisé » qui a trahi la dimension universelle et pacifique de l’enseignement du Christ.
La vie des Eglises
La vie des Églises est bouleversée, en particulier dans le Nord de la France où la vie est très difficile. La mobilisation de tous les hommes de 20 à 48 ans, donc des pasteurs du même âge, désorganise les paroisses. Pour remplacer les absents, qui dans certaines régions représentent la moitié du corps pastoral, on fait appel aux pasteurs en retraite, à des étrangers francophones, parfois à des laïcs. Le rôle des femmes de pasteurs devient très important. Elles effectuent les tâches pastorales les plus diverses : présider le culte et prédication – en général très appréciées- baptêmes, mariages, inhumations, sauf la Sainte-Cène, car sans statut ecclésial officiel.
La vie paroissiale est ralentie, d’autant plus que l’État peut réquisitionner le temple pour des activités diverses, le plus souvent y installer un hôpital. Les deuils répétés sont publiés dans les journaux paroissiaux, les noms des « morts pour la France » sont mis sur les murs des temples, des cérémonies œcuméniques sont organisées. De nouvelles tâches apparaissent : aumôniers auprès des soldats américains débarqués dans les ports, ou auprès des prisonniers allemands internés près de leur église.
Mais ces difficultés n’entament pas le patriotisme des protestants. Les pasteurs qui avant la guerre participaient à une organisation pacifiste répondent sans hésiter à leur ordre de mobilisation, et encouragent leur entourage à faire de même.
L'appel à un renouveau ecclésial ?
Le traité de Versailles (28 juin 1919) fondé partiellement sur les fameux « 14 points » du Président Wilson (de janvier 1918), ouvre la possibilité d’un nouvel ordre international, dont la Société des Nations, créée en 1923, doit assurer la mise en œuvre concrète. La « génération du feu » jugeait indispensable le changement et l’ouverture des Églises, la division des chrétiens apparaissant comme un scandale. En juillet 1919, le synode national de l’Union des Églises réformées approuve une résolution visant à organiser une assemblée générale de tous les Réformés et devant se prononcer sur une union efficace des Églises. Les mouvements de jeunesse, la FFACE (Fédération française des associations chrétiennes d’étudiants), de même que des laïcs d’avant-garde, s’efforcent de construire un rapprochement entre les divers courants du protestantisme. Le cataclysme européen va secouer l’apathie spirituelle des croyants et leur faire prendre conscience de la nécessité d’une chrétienté unifiée.