Initiative de Wittenberg
C’est la Faculté de théologie de l’université de Wittenberg qui lança l’idée, en mars 1617 : plusieurs jeunes professeurs s’adressèrent au consistoire supérieur de Dresde, qui devait prier le prince électeur de Saxe, Johann Georg I, d’autoriser dans tout son territoire, le vendredi 31 octobre 1617, un « primus Jubilaeus Lutheranus » (premier jubilé de Luther), comme un « mémorial célébré avec reconnaissance et solennité ». Le jubilé commémoratif avait déjà quelques précédents dans le monde académique protestant. L’université de Wittenberg avait ainsi fêté le centenaire de sa fondation en 1602 : « ein recht Evangelisch Jubelfest » (un jubilé évangélique opportun), avec processions de professeurs et pasteurs, discours académiques et prédications. La qualification de « jubilé », détournait sciemment le sens des jubilés traditionnels dans l’Église, depuis la bulle papale instituant l’an 1300 et toutes les années séculaires à venir, comme « années saintes » avec octroi de l’indulgence plénière.
L’innovation des professeurs de Wittenberg en 1617 tient à la commémoration d’un événement de l’histoire de Luther et au choix de la date : 1517, le 31 octobre. C’est l’affichage des « 95 thèses de Luther sur les indulgences », au cœur des jubilés romains, qui est présenté comme le geste inaugural et emblématique de la Réformation. Ainsi le projet des professeurs de Wittenberg d’un « jubilé Luther » en 1617, limité à la Saxe, se présente comme contre-jubilé, à la fois polémique et ironique.
Deux semaines plus tard, une autre initiative de jubilé, « evangelisch » (protestant, sans distinguer entre luthériens et réformés), vint du prince électeur du Palatinat, Frédéric V, réformé, chef de l’Union protestante de l’Empire, et de ses conseillers. Avec une double finalité : d’une part le renforcement de l’Union protestante face à la Sainte Ligue catholique, alors que la perspective d’un conflit armé se rapprochait, d’autre part la pleine reconnaissance des réformés, assimilés à « ceux de la Confession d’Augsbourg » (les luthériens), au bénéfice de la paix de religion d’Augsbourg (1555). Le 11 avril 1617, une réunion de représentants de l’Union protestante à Heilbronn décida ainsi que le dimanche 2 novembre 1617 serait jour de souvenir, en reconnaissance pour les bénédictions que la Réformation (« Luther et autres personnages bénis ») avait apportées, et de prière pour le maintien de la confession évangélique.
Un jubilé grandiose
L’initiative du prince palatin dut agacer le prince électeur de Saxe, qui campait sur le Livre de Concorde luthérien et se refusait à faire partie de l’Union. Il prit en main le jubilé de la Réformation. Le 12 août 1617, il ordonna que le jubilé serait célébré en Saxe comme une fête majeure de l’Église, le 31 octobre, le 1er et le 2 novembre. Des textes bibliques, des modèles de sermons, des cantiques étaient préparés pour les différents services de ces journées.
Le programme saxon, grandiose, entraîna presque tous les territoires luthériens y compris le Danemark et la Suède ainsi que les villes de Strasbourg, Nuremberg, Ulm. Dans les villes, les cérémonies officielles mobilisèrent toutes les autorités politiques, ecclésiastiques et universitaires. Les multiples discours et sermons, suivis de publications, avaient pour thèmes les principaux points de la doctrine évangélique, en vis-à-vis polémique avec les positions catholiques romaines. La tonalité eschatologique de l’année séculaire y est lisible : Luther était présenté comme le héros inaugurant la fin des temps, contre le pape de Rome, assimilé à l’Antéchrist.
Il fallait justifier l’appropriation du mot de « jubilé » hors de son usage commun depuis trois siècles. Pour les controversistes catholiques, en l’absence de remise de dettes c’est-à-dire d’indulgences, il ne pouvait s’agir que d’un « pseudo-jubilé ». Les prédicateurs protestants ont déplacé la signification du jubilé du Lévitique : il est un mémorial de reconnaissance pour la libération du peuple autrefois captif : Luther comme nouveau Moïse contre le pape-Pharaon. Mettant en avant cette fonction de mémorial, ils présentent le jubilé comme l’occasion d’un réveil de la piété collective.
Auteur : D'après Marianne Carbonnier-Burkard