Le flux des réfugiés vers l’Allemagne
La guerre de Trente Ans (1618-1648) a ravagé un grand nombre d’États allemands. Pour les repeupler, les huguenots cherchant refuge après la révocation de l’Édit de Nantes représentent une source d’autant plus précieuse qu’ils viennent d’un pays prestigieux. Le Brandebourg (qui comporte le duché de Prusse) en accueille la majorité.
Beaucoup proviennent des régions frontalières : Metz et sa région où la communauté protestante est importante, Picardie, Champagne, Sedanais.
D’autres venant du sud de la France (Dauphiné, Provence, Languedoc, Cévennes) se sont dirigés vers la Suisse. Mais cette dernière ne peut tous les retenir et n’est le plus souvent qu’une halte de passage vers les Provinces-Unies et surtout l’Allemagne. Enfin, ceux qui s’étaient installés dans le Palatinat lors du premier refuge durent fuir devant les troupes de Louis XIV qui ravagèrent cette principauté en 1689, pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697).
La ville libre de Francfort-sur-le-Main, qui est luthérienne, joue le rôle de plaque tournante du refuge. L’Allemagne étant à majorité luthérienne, les huguenots choisissent les principautés calvinistes, avant tout le Brandebourg, puis la principauté de Hesse-Cassel. Certains s’installent dans les anciennes communautés calvinistes créées lors du premier refuge, ou encore dans quelques principautés rhénanes.
L’Édit de Potsdam
La famille princière du Brandebourg, les Hohenzollern, s’est convertit au calvinisme dès 1613, sans du reste l’imposer à la population qui reste luthérienne, le calvinisme étant la religion de la cour.
Frédéric-Guillaume (1620-1688), prince électeur du Brandebourg – surnommé le Grand Électeur -, publie et diffuse l’Édit de Potsdam (29 octobre 1685) qui offre aux réfugiés français des conditions particulièrement généreuses pour venir s’installer dans son état ravagé par les guerres. Cet Édit garantit la prise en charge des émigrés dès leur passage hors de France (assistance matérielle, passeport, convoyage jusqu’au Brandebourg), liberté du choix du lieu d’établissement dans les états du prince, liberté de culte dans leur langue natale avec un pasteur payé par le prince, exemption d’impôts pendant les quatre premières années, possibilité d’occuper des logements laissés vacants ou d’en construire grâce à des aides, mêmes droits et privilèges que les natifs. , et surtout la naturalisation sans obligation d’intégration immédiate.
Cet édit, rédigé en allemand et en français, est largement diffusé dans les pays germaniques, en Suisse, et passe clandestinement en France. Cette publicité sera continuée par son fils, le prince électeur Frédéric III, arrivé au pouvoir en 1688, qui deviendra en 1701 Frédéric Ier, roi de Prusse. Au cours de son règne, les huguenots ont les mêmes droits que les sujets allemands, tout en conservant les privilèges accordés par l’Édit de Potsdam, disposant de leurs tribunaux, de leurs écoles, de leurs églises françaises. On estime à 20 000 le nombre de réfugiés qui ont profité de ces offres. En 1700, le quart des 30 000 habitants de Berlin est d’origine française. L’Église française est très active, elle compte 9 pasteurs en 1715, érige 3 temples, gère un hôpital. Les retours en France à partir de 1768 ont été très rares.
Cette situation a duré jusqu’en 1809, lorsque Frédéric-Guillaume III abolit la constitution particulière des colonies huguenotes, en leur concédant seulement la conservation de leur organisation cultuelle et ecclésiastique.
Apports du Refuge
Un des apports essentiels du refuge est d’ordre démographique : les réfugiés vont contribuer à repeupler des espaces dont la densité est très faible après les ravages de la guerre de Trente Ans, les épidémies, les mauvaises récoltes. D’autant que ces réfugiés sont originaires d’un pays plus avancé, et que les premiers réfugiés du XVIe siècle (surtout Wallons francophones partis des Pays-Bas espagnols vers l’Allemagne, au nombre d’environ 100 000) avaient laissé une réputation d’entrepreneurs.
Essor culturel
Les huguenots ont eu une part déterminante dans la création à Berlin de l’Académie Royale des Sciences et des Lettres qui compte à sa fondation, en 1700, deux-tiers de membres d’origine française.
En Prusse, la presse est francophone au XVIIIe siècle. Comme dans les Provinces-Unies, le journalisme se développe, rédigé en français. La gazette littéraire de Berlin, hebdomadaire fondée en 1764 par Joseph de Fresne de Francheville était chargée d’une double mission : fournir des informations sur la vie littéraire en Prusse et servir de relais pour les informations en provenance de Paris.
À Berlin, le Nouveau Journal des Savants (1694-1698) est le premier journal scientifique français. Le Journal des Savants devient à partir de 1720 la Bibliothèque germanique, puis Journal littéraire d’Allemagne, de la Suisse et des Pays du Nord. Les huguenots ont ainsi rendu accessible au public de langue française la pensée allemande en matière d’histoire, de philosophie et de droit. Les ouvrages allemands rédigés en latin deviennent accessibles par l’intermédiaire des traducteurs en français.
Une correspondance abondante entre huguenots réfugiés a joué un rôle important pour la diffusion des informations culturelles et constitue pour nous une chronique du Refuge huguenot au XVIIIe siècle. Citons notamment les lettres échangées entre Élie Luzac (1723- 1796), jurisconsulte et philosophe établi à Leyde, et Jean-Henri-Samuel Formey (1711-1797), secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences et belles-lettres de Berlin (1748-1770).
A côté du métier de journaliste, celui de précepteur ouvre de nombreux débouchés à tous ceux qui maîtrisent le français. Au Brandebourg, les anciens élèves du Collège français de Berlin, lorsqu’ils ne deviennent pas pasteurs, son recruté par les familles aristocratique ou bourgeoise des grandes villes du centre et est européens, y compris Moscou et Saint-Pétersbourg. Pour ces « propagateurs mal connus et pourtant essentiels de l’Europe des Lumières », la vie n’était pas facile, véritable « métier de chiens », d’autant que la concurrence est forte. On leur demande d’enseigner à peu près tout, y compris les mathématiques, mais le français est toujours exigé. Les jeunes filles des familles françaises sont placées pour élever les enfants et leur apprendre le français. Samuel Formey, fils de huguenot, secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Berlin aide beaucoup d’entre eux à trouver une place. L’éducation des princes et princesses de la famille royale n’a presque été confiée qu’à des français.
Le maintien de la langue française a varié selon les régions. Outre la demande d’installer un pasteur, celle de créer une école française n’a pas toujours été acceptée par les autorités locales et le « Roi-Sergent » Frédéric-Guillaume Ier était peu favorable à l’influence française. Par contre sous le règne de Frédéric l’atmosphère était en faveur du français. Comme toujours, l’appartenance culturelle a un rôle essentiel. Les mariages mixtes ont rapidement fait germaniser les noms français et abandonner l’usage du français C’est dans les classes aisées et dans l’aristocratie que le français s’est maintenu le plus longtemps. À Berlin, l’attraction des églises françaises demeura longtemps, de même que les quelques collèges français. Pour Mme de Staël, le maintien prolongé du français a d’une part retardé l’assimilation dans le pays d’accueil, mais d’autre part a facilité l’intégration sociale de cette minorité grâce à la maîtrise de la langue devenue celle de la culture européenne. C’est dans les domaines de la justice et des activités religieuses que le français s’est maintenu le plus longtemps, évoluant vers l’utilisation d’un bilinguisme. Alors que lors de l’occupation napoléonienne la demande d’admission dans les écoles françaises augmenta, en 1814, le pasteur Thérémin demanda l’interdiction du français dans le culte des églises françaises comme témoignage de la loyauté de la colonie française à l’égard de la couronne prussienne.
Essor économique
Les Réfugiés introduisent des habitudes nouvelles en matière d’habitat ou d’alimentation. Sur le plan agricole, les huguenots relevèrent un certain nombre de villages détruits par la guerre de Trente Ans (1618-1648).
Toutes les classes de la société sont représentées, et les professions sont très diversifiées. Toutefois, les paysans sont moins nombreux que les artisans qui, eux, apportent dans les pays d’accueil leur savoir-faire.
Dans le domaine industriel, les huguenots contribuent au développement des manufactures et à la vulgarisation des techniques, notamment dans le secteur du cuir et du textile (soie et laine) où ils jouent un rôle moteur, créant ainsi une industrie de luxe, principalement destinée à satisfaire les besoins de la Cour.
La Prusse profite en outre de l’arrivée de nombreux officiers, dont certains sont experts en matière de fortifications.
Cette hagiographie traditionnelle dans l’histoire du Refuge doit probablement être modérée. Comme en Suisse, les premiers réfugiés se sont souvent heurtés à l’hostilité des populations. Par ailleurs, les institutions locales, corporations urbaines et communauté paysannes, jalouses de leurs intérêts et leur indépendance, craignent une évolution vers un absolutisme centralisateur, que pourrait favoriser cette population huguenote devenue dépendante de l’État. Les élites huguenotes, élevées dans l’idéologie d’une monarchie absolue, furent reconnaissantes et loyales vis-à-vis du Grand Électeur et ses héritiers, et furent un élément unificateur. C’est en ce sens que le Refuge a contribué à la naissance de la Prusse moderne.