Qui étaient-ils ?
Cette émigration n’a concerné en effet qu’une petite minorité, moins d’un millième des 200 000 protestants qui quittèrent la France après la révocation de l’édit de Nantes. En fait, elle se limite à 178 familles qui, de 1688 à 1691, firent le voyage sur 4 bateaux dont le principal était l’Osterland. Ces protestants étaient originaires pour l’essentiel de deux groupes de régions, l’une s’étendant en arc de cercle de la Flandre à la Saintonge, l’autre allant du Dauphiné au Languedoc en passant par la Provence.
A la différence du peuplement hollandais et allemand qui formait l’essentiel de la Colonie du Cap et qui était surtout composée de pauvres hères ou de mercenaires que la fin de la Guerre de 30 ans avait privés d’emploi, les huguenots, qui avaient fui leur pays pour cause de religion, appartenaient pour la plupart à la bourgeoisie moyenne ; un quart d’entre eux, si on se réfère aux listes de passagers, portait un nom à consonance aristocratique.
La Compagnie des Indes orientales
La Colonie du Cap était à l’époque une escale essentielle sur la route de Batavia pour les bateaux de la Compagnie hollandaise des Indes orientales ; elle représente à ce titre un des très rares cas historiques d’un pays possédé et entièrement dirigé par une société commerciale.
Pourquoi les « 17 puissances » (du nom des 17 administrateurs de la Compagnie) firent-elles appel aux huguenots ? Pour deux raisons essentielles :
- La première était dans le désir sincère d’aider des coreligionnaires dans le besoin, ce qui correspondait aux préceptes religieux de la Compagnie ;
- La deuxième était intéressée : il était indispensable de développer l’agriculture pour ravitailler les navires et surtout la vigne, dont les premiers essais de culture n’avaient pas réussi. Le vin se conservant, en effet, mieux que l’eau était une denrée précieuse pour les voyages. Dans le recrutement des volontaires au départ, des compétences en ce domaine faisaient prime.
Le voyage vers Le Cap
Les conditions d’embarquement définies par la Compagnie étaient sévères : aucun bagage n’était autorisé ; le voyage était gratuit, à condition d’obéir aux règles, dont l’obligation de rester au Cap au moins cinq ans, délai au bout duquel le retour était permis mais payant. Les huguenots avaient la promesse de recevoir en arrivant autant de terres qu’ils pourraient en cultiver – en pratique, ils reçurent de 30 à 60 morgen, soit environ 15 à 30 hectares – ainsi que les outils et les semences nécessaires.
Le voyage, qui durait 6 semaines, était loin d’être exempt de dangers : tempêtes, pirates, vaisseaux du Roi, et surtout les maladies, scorbut, en particulier. Malgré cela, les 4 navires arrivèrent à bon port.
L'accueil
Comme ils avaient été bien reçus en Hollande, les huguenots furent aussi bien accueillis par le Gouverneur de l’époque, Jan van Riebeeck, dont la femme Maria de la Quitterie était française. Son successeur, Simon van der Stel, fut aussi à ses débuts très favorable aux huguenots.
Ceux-ci furent installés à une soixantaine de kilomètres au nord-est du Cap entre Paarl et ce qui devait devenir Franschhoek (le « coin des Français »). La terre était fertile, mais très sauvage et il fallait 3 ans au moins pour la défricher. En outre, les promesses d’aide en matériels furent loin d’être toutes tenues.
Progressivement, les relations entre le Gouverneur et son fils qui lui succédera et les huguenots se détériorèrent – sans doute, à la suite d’un malentendu. Ce que la Compagnie avait en tête, c’était de voir les huguenots s’assimiler et devenir de « bons paysans hollandais », alors que les Français tenaient à conserver leur langue et leurs traditions. Tant que le pasteur Pierre Simon, venu avec ses ouailles, fut présent, la cohésion entre huguenots fut maintenue. Mais, après son départ, la Compagnie interdit bientôt aux nouveaux arrivants d’avoir des pasteurs et des instituteurs français. Le résultat fut – fait unique dans l’émigration française – qu’en moins de deux générations, vers 1730, la langue française avait disparu.
L'héritage huguenot aujourd'hui
Après des débuts difficiles, les colons français firent fructifier leurs terres et s’enrichirent au cours du XVIIIe siècle. Ils ne participèrent que peu au « Grand Trek » de 1836, la migration vers le nord-est du pays qui vit la fondation de l’État Libre d’Orange et du Transvaal, après la conquête anglaise.
Qu’en reste-t’il aujourd’hui ? De façon très schématique, on peut dire qu’il y a trois héritages :
Tout d’abord, celui des noms : 20 % des Afrikaners – la population blanche non anglaise – portent des noms français qui remplissent les pages des annuaires : les Du Plessis, de Villiers, du Toit, Joubert ou Marais ; certains se sont transformés en De Klerk pour Leclerc, en Viljoen pour Villon, en Retief pour Rétif, etc. Les fermes près du Cap ont également conservé leurs noms d’origine, qu’il soit géographique, comme La Motte, L’Ormarin (pour Lourmarin), La Brie, Picardie, Chamonix, etc., religieux, comme Bethléem, ou plus anecdotique, comme Plaisir de Merle ou La Concorde…
La seconde est la persistance de la tradition religieuse : on dit que si Calvin revenait sur terre, c’est en Afrique du Sud qu’il reviendrait ; en effet, l’Église réformée hollandaise a gardé totalement intacte la liturgie protestante de l’époque, et les cantiques de Clément Marot et Théodore de Bèze, dans leur traduction ancienne en hollandais, avec l’harmonisation de Goudimel. De cette époque où les huguenots manquaient de pasteurs, date également la tradition de la lecture quotidienne de la Bible et de sa lecture littérale – avec les conséquences que l’on sait sur la théorie de l’apartheid. Ajoutons enfin que la pratique religieuse est en Afrique du Sud toujours extrêmement vivace et que la paroisse reste le centre de la vie familiale et communautaire.
La troisième est que, malgré ou à cause de leur assimilation, les huguenots ont joué un rôle bien supérieur à celui que leur nombre représentait dans la création de l’âme afrikaner. En fait tout s’est passé comme si, ne pouvant rester français, ils décidèrent de devenir le fer de lance de la nouvelle nation. Le petit musée huguenot de Franschhoek montre bien la persistance de cette influence et se plaît à souligner l’abondance des noms français dans la politique, la finance et le rugby.