Une réception en milieu étudiant
La FUACE (Fédération universelle des associations chrétiennes d’étudiants) et sa branche française, la « fédé », en particulier sous la direction du pasteur Jean Bosc (1910-1969), ont joué un rôle important dans la réception de l’œuvre de Barth. La FUACE avait été créée en 1895 comme l’une des branches de l’Union chrétienne de jeunes gens (UCJG), par l’américain John Mott. Le propos de ce laïc engagé était d’évangéliser le monde universitaire et de préparer les étudiants à participer aux responsabilités chrétiennes dans le monde. Grâce à ses rencontres internationales, la FUACE a très vite joué un rôle essentiel dans le développement du mouvement œcuménique. Celui qui fut, à partir de 1925, son secrétaire général à Genève, le pasteur Wilhelm Visser’t’Hooft, devint du reste le premier secrétaire général du Conseil Œcuménique des Églises (COE) en 1948.
Dans ces rencontres internationales ou nationales, maintes personnalités ayant par la suite exercé d’importantes responsabilités dans les Églises y ont été formées et habituées à la vie œcuménique, y compris au travers de solides amitiés au delà des frontières nationales. Ce fut par exemple le cas de plusieurs des acteurs de l’Église confessante allemande, mais aussi de personnalités orthodoxes comme Nicolas Berdiaeff. On peut dire que la FUACE a permis la constitution d’une sorte de puissante amicale internationale qui a grandement facilité les réconciliations nécessaires de l’après-guerre et la communion qui s’est peu à peu approfondie dans le Conseil œcuménique des Églises. La référence à la théologie de Karl Barth y a été déterminante, bien qu’assurément elle n’ait pas été la seule. Il faut par exemple souligner le rôle essentiel de Suzanne de Dietrich, en tant que leader du Renouveau biblique qui s’est développé dans l’entre-deux-guerres.
Le rôle du pasteur Pierre Maury
Le pasteur Pierre Maury, qui avait été Secrétaire général de la « fédé » française entre 1919 et 1925, a découvert les premiers écrits de Barth durant le temps de son ministère à la paroisse de Ferney-Voltaire. Dès cette période se noue entre ces deux hommes une amitié chaleureuse et théologique qui ne fera que croître. Par la suite, lors de son ministère à la FUACE, à Genève, aux côtés de Visser’t’Hooft (1931-1935), puis à la paroisse de Passy-Annonciation, à Paris, aux côtés de Marc Bœgner (1935-1956) et surtout dans le cadre de son enseignement de la Dogmatique à la Faculté de théologie protestante de Paris (1943-1950), Pierre Maury ne cessera de répercuter à sa manière propre, toujours premièrement pastorale, l’enseignement de son maître et ami. Il publie maints textes de Barth en traduction française, en particulier dans la revue Foi et Vie dont il fut le directeur entre 1930 et 1939 et aux éditions « Je sers ». On peut dire que, par sa prédication, son enseignement et ses publications, il a marqué du sceau de la théologie de Karl Barth plusieurs générations de pasteurs et de laïcs des églises protestantes françaises. Grâce à lui, certains d’entre eux, notamment Georges Casalis, André Dumas et Henri Hatzfeld, purent bénéficier directement à Bâle de l’enseignement de Barth. Et c’est aussi, parce qu’il était engagé dans cette démarche théologique, que Pierre Maury fut l’interlocuteur de quelques théologiens catholiques comme le père Yves Congar.
L'effervescence de l'entre-deux-guerres
Une véritable effervescence théologique caractérise les années Trente. Elle se cristallise pour une large part autour de Karl Barth, ainsi qu’en référence au combat de l’Église confessante en Allemagne et d’une manière générale face aux montées des fascismes en Europe.
Une de ses manifestations les plus véhémentes fut l’apparition de la revue Hic et Nunc, véritable pamphlet provocateur, publiée (avec onze numéros) de novembre 1932 à janvier 1936 par quelques jeunes « barthiens » à l’esprit combatif. Ceux-ci, Roland de Pury, Roger Breuil, Henri Corbin, Denis de Rougemont et Albert-Marie Schmidt sont également marqués par leur découverte de la philosophie existentielle au travers d’auteurs comme Kierkegaard, Dostoïevski, Heidegger. Dans leurs différentes contributions à la revue, ils dénoncent avec vigueur et agressivité, les violences, les injustices, les trahisons et les abandons qui leur paraissent caractériser le monde dans lequel ils vivent. Il faut d’ailleurs rappeler que le monde, à cette époque, s’acheminait inéluctablement vers la seconde guerre mondiale et suscitait des passions contradictoires
Après 1945
Pendant la seconde guerre mondiale, la personnalité de Barth qui avait écrit deux lettres aux protestants de France (en décembre 1939, au milieu de la « drôle de guerre » et après la défaite, en octobre 1940) paraît incontestable. Mais par la suite, dans un contexte moins tendu, l’attention portée aux travaux du théologien évolue. Pierre Maury meurt prématurément en 1956. Ses étudiants sont devenus depuis longtemps des pasteurs en charge de paroisses. Bien que chaque nouveau volume de la dogmatique soit rapidement traduit en français, ils n’ont pas nécessairement le temps de la lire. Le débat se détache des arguments de Barth proprement dits pour devenir plus superficiel et polémique : on se dit barthien ou antibarthien, ou l’on s’accuse de l’être. On associe cette caractéristique supposée à des engagements politiques qui sont jugés tantôt trop à gauche, tantôt trop à droite et de toute façon contestables puisqu’ils entraîneraient l’image de l’Église dans ce sillage.
En fait, les exigences éthiques, dont Barth continue de s’inquiéter activement, semblent à beaucoup devoir être reformulées dans un monde alors caractérisé par le conflit Est/Ouest et par les guerres d’indépendance du Tiers-Monde. Des tensions se manifestent en particulier à l’occasion de la guerre d’Algérie.
Indépendamment de cela, certains s’inquiètent d’une dogmatique trop autoritaire qui appellerait une adhésion sans nuances, d’une manière trop proche du magistère romain. A l’inverse, d’autres s’inquiètent de tendances qui, se réclamant des critiques de Barth et de Bonhoeffer sur la religion, se feraient les chantres de la mort de Dieu.
De manière générale le débat est bien loin de s’éteindre autour de la construction magistrale du dogmaticien de Bâle.