Le rattachement à la France
Si la réintégration de l’Alsace-Lorraine, en fait Alsace et Moselle, n’est pas en 1914 pour les Français un des motifs prioritaires de la guerre, très rapidement la « revanche » devient un des objectifs proclamé avec force. Le consensus est total pour la restitution des provinces perdues en 1871, considérée comme une des conditions de la paix pour des raisons matérielles, politiques et morales : « le retour de ces provinces à la France est devenu, pour l’univers civilisé le symbole de toutes les réparations indispensables » (pasteur L. Lafon). Tous les protestants de « l’intérieur » se réjouissent de retrouver le protestantisme alsacien.
L’entrée des troupes françaises est accueillie avec enthousiasmes. Les « Vieux-Allemands », environ 100.000 venus d’Allemagne, sont expulsés. La plupart des cadres alsaciens, considérés comme germanophiles, perdent leurs postes. Des « commissions de triage » sont organisées pour évaluer la situation d’une trentaine de pasteurs ; dix d’entre eux sont expulsés vers l’Allemagne.
La réorganisation des Églises protestantes et des autorités ecclésiastiques n’est pas toujours simple : Commission directoriale, puis Directoire chez les luthériens, Commission synodale chez les réformés. Le gouvernement, craignant une emprise trop forte des éléments germanophiles, intervient directement pour certaines nominations, permettant aux francophiles de prendre la direction des Églises. Mais un grand nombre de protestants d’Alsace ont une identité avant tout alsacienne, ni française, ni allemande, d’où un décalage avec les nouveaux responsables, source de conflits ultérieurs.
Le maintien de la Faculté de Théologie de Strasbourg au sein de l’Université laïque pose problème. Le retour à Strasbourg de la faculté de théologie de Paris, issue du transfert de celle-ci après 1871, est même évoqué. Finalement, le statu quo est respecté, et le pasteur Paul Lobstein, professeur de dogmatique à Strasbourg, mène à bien la réorganisation de cette Faculté.
Le malaise alsacien
Mais les malentendus apparaissent rapidement : 47 ans de domination étrangère ne passent pas sans laisser des traces, et les Alsaciens victimes de la guerre sont dans les deux camps, la majorité sous l’uniforme allemand. Déjà certains villages protestants avaient été accusés de montrer moins d’enthousiasme envers les troupes françaises que les villages catholiques, et il est vrai que la culture religieuse des protestants alsaciens est de caractère essentiellement germanique. Les « Français de l’intérieur », y compris les Alsaciens installés en France après 1870, évaluent mal les profondes transformations intervenues entre 1871 et 1914, en particulier le système allemand de la décentralisation et de protection sociale fort apprécié par la population. Le jacobinisme parisien met en place une succession de législations consacrées à l’Alsace et la Lorraine, placées sous l’autorité d’un sous-secrétaire d’État rattaché à la Présidence du Conseil, puis d’un commissariat général de la République, organigramme qui persiste jusqu’en 1939. Les fonctionnaires sont, en général, peu au fait des spécificités alsaciennes.
L’allemand devient une langue étrangère, et l’alsacien est considéré comme un patois folklorique. La population a des difficultés à se réadapter à la législation française et elle se trouve rapidement confrontée aux problèmes économiques et politiques de la France. En 1924, le président du conseil, E. Herriot annonce qu’il envisage d’introduire en Alsace-Lorraine, toujours soumise au concordat napoléonien, la législation française de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. L’opposition alsacienne est considérable, et le gouvernement doit renoncer à ce projet : mais « l’imbrication des questions linguistique, scolaire et religieuse constituait un bouillon de culture pour l’autonomisme » (B. Vogler).
L’opinion publique se partage entre d’une part les « nationaux », francophiles et francophones, qui se recrutent dans la bourgeoisie urbaine, d’autre part les « autonomistes » groupe complexe se partageant entre :
- Des séparatistes très minoritaires, souhaitant le retour à l’Allemagne, voire l’indépendance.
- Les régionalistes, les plus nombreux, attachés au maintien du statut scolaire et religieux, réclamant une décentralisation mais dans un cadre étatique unitaire.
- Les vrais autonomistes attachés, comme les précédents, au bilinguisme, au maintien du statut scolaire et religieux, mais qui réclament une décentralisation non seulement administrative, mais aussi politique.
Trois partis politiques recouvrent plus ou moins ces différences :
- L’Union populaire et républicaine recrutant dans les milieux ruraux et populaires, souvent ignorant le français. De tendance autonomiste, d’obédience catholique, il est l’ancêtre de la démocratie chrétienne, partisan de l’introduction de la représentation proportionnelle et du vote des femmes.
- Le parti républicain démocrate (ancien parti libéral), d’obédience protestante et urbaine, du type régionaliste mais national et opposé à l’autonomie, dont les têtes de file sont Frédéric Eccard et le pasteur Charles Scheer.
- Le parti socialiste (SFIO), à orientation jacobine et laïque, qui voit son importance croître, le communisme restant marginal.
Alors que les élections de 1920 ont été dominées par le vote confessionnel, celles de 1924 sont marquées par la montée de l’autonomisme, mélangeant protestants et catholiques.
Au malaise généralisé, la réponse éclatante et prémonitoire est donnée par Charles Scheer, pasteur réformé de Mulhouse, élu député (1919-1928) sur la liste du « bloc national », dont le discours (12 décembre 1921) « fut à tel point acclamé que l’honneur de l’affichage, phénomène très rare dans une carrière parlementaire, lui fut décerné à l’unanimité » (F. Eccart). Charles Scheer déclare : « Nous n’admettons pas que des journaux nous accusent de neutralisme, d’autonomisme, de fédéralisme. On peut avoir évidemment des opinions différentes sur l’organisation de notre pays, mais il ne s’agit pas là d’une question nationale. Au point de vue national, nous sommes tous Français… Il nous faut une politique de confiance… et aussi de patience pour que l’Alsace soit et reste vraiment française… L’Alsace est française, Ayez confiance en elle ! »
Les protestants alsaciens et les Églises protestantes de l'intérieur
Les Églises protestantes de l’intérieur prennent rapidement contact avec celles d’Alsace-Lorraine. Mais derrière l’enthousiasme des premières retrouvailles, l’organisation différente des Églises pose problème, celles d’Alsace-Lorraine restant sous le régime du concordat.
La Fédération protestante de France, créée en 1905, est le lieu de rencontres et discussions. L’Église réformée d’Alsace et de Lorraine (ERAL) s’affilie sans hésitation. En revanche, le rapprochement des luthériens (ECAAL) est plus difficile « relations fraternelles, mais sans affiliation directe », les luthériens alsaciens ne voulant que l’on ne touche ni à leur pratique religieuse (la Bible de Luther, les cantiques allemands) ni à leur relation avec l’État, s’inquiétant par ailleurs de l’existence de tendances qu’ils considèrent comme « sectaires » au sein de la Fédération.
Mais progressivement, l’ERAL et l’ECAAL ont à collaborer plus étroitement avec les Églises de France, par le biais de la Fédération protestante : tout en restant susceptibles sur leur indépendance, les Alsaciens éprouvent la nécessité d’établir des liens et d’élargir leur horizon. Le mouvement œcuménique et ses différentes réunions sont un important facteur de rapprochement
Le choix de Strasbourg pour accueillir, en 1924, l’Assemblée générale du protestantisme français est le témoin de la volonté d’aplanir les différends. En 1924, sur vingt-huit membres du Conseil de la Fédération protestante de France, sept représentent l’Alsace-Lorraine (mais aucun n’appartient à son bureau).